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N.D.W : La présence des Antonins ayant fortement marquée la vallée, ce site contient des articles qui leur sont dédiés. Voir ici l’Ordre des Antonins et Saint Antoine l’Ermite.

ERGOTISME

Après la brève renaissance carolingienne, l’Occident retomba dans le chaos. Les fléaux se succédaient. Aux invasions, aux guerres et aux disettes s’ajoutaient toutes sortes de « pestes » épidémiques semant la désolation. Il n’est pas étonnant qu’en cette dramatique période, autour de l’an mil, on ait cru à la fin du monde, à la colère du Ciel, surtout quand survint une calamité, l’ignis sacer (feu sacré) interprétée comme beaucoup d’autres dans l’ignorance de leurs causes, comme la punition divine d’une faute obscure.

L’ergotisme peut se présenter sous deux formes : une forme aigüe et convulsive, impliquant le système nerveux central, correspondant à une intoxication forte, et une forme plus lente évoluant vers la gangrène, touchant les tissus cutanés, correspondant à une intoxication plus faible mais prolongée.

Egrotants

Jérôme Bosch ou Bruegel l'Ancien - Bibliothèque Royale Albert Ier -Brussel

Forme convulsive : Le malade est en proie à de spasmes, des convulsions, des vomissements, des douleurs musculaires atroces qui touchent les muscles respiratoires. Il meurt le plus souvent asphyxié. En plus des convulsions, il peut exister des hallucinations ressemblant à celles déclenchées par le LSD.

Forme gangréneuse : Les premiers signes sont des démangeaisons et des fourmillements, des céphalées, des vertiges.  Le cerveau est le premier atteint . Les vaisseaux sanguins se rétrécissent Puis le malade ressent d’intenses brûlures intérieures. Les descriptions anciennes parlent d’un feu“ brûlant ”, mais aussi d’un feu “ glacé ”, dû à une perte de sensibilité aux extrémités du corps. Les membres mal irrigués, atteints par la gangrène tombent, précédant la mort par septicémie le plus souvent. Cette gangrène sèche entraîne un noircissement qui a fait supposer, dans le Haut Moyen-Âge, qu’un feu mystérieux carbonisait les membres de l’intérieur, d’où le nom de feu sacré.

Ergot de seigle

Le responsable de ce fléau est un champignon (Claviceps purpurea), parasite des épis de la plupart des graminées et plus particulièrement du seigle. L’absorption alimentaire de produits céréaliers contaminés par l’ergot du seigle pouvait provoquer un empoisonnement par ingestion d’alcaloïdes. Lorsqu’il est écrasé par les meules, l’ergot se transforme en poudre rouge, bien visible sur la plante en herbe mais passant facilement inaperçue dans la farine de seigle de teinte foncée. Et en période de disette, même en sachant la farine intoxiquée, l’indigent n’avait de choix que de la consommer.

Ergot de seigle

Ecole supérieure de pharmacie de Paris [Faculté]. Musée de matière médicale. Planche d'enseignement. Botanique. . XXeme siècle Auteurs de l'ouvrage : Marthe et Juliette Vesque

« Dans une nourriture principalement constituée de pain et de bouillie, on imagine les répercussions. On a faim, on meurt de faim et on meurt de consommer un pain dont la farine a été contaminée. Devant la faim, on est condamné à moudre le grain déjà malade. La farine extraite de la céréale parasitée contient des substances naturelles toxiques, des alcaloïdes, et son ingestion répétée provoque la maladie. » (9). L’ergotisme affecte aussi les animaux herbivores.

De nos jours, l’ergot de seigle est cultivé car entrant dans la composition de certains médicaments, notamment pour le traitement des migraines et l’hypertension. L’ergotamine, le premier des douze alcaloïdes toxiques contenus dans le champignon est à la base de la synthèse du LSD. En 1943 afin d’élaborer des médicaments régulant la pression sanguine, Albert Hofmann essaye l’ergotamine sur lui-même. Cela lui procure des troubles de la vision : il perçoit notamment des halos colorés bleu-vert et voit des images fantastiques, avec déformation de l’environnement et la sensation d’être à côté de son corps. Il vient de découvrir par hasard le plus puissant hallucinogène connu à l’heure actuelle le LSD et vient sans doute aussi d’expérimenter les hallucinations dont souffraient les egrotants.

THERAPEUTIQUE DES ANTONINS

 

Spiritualité

En ces temps imprégnés de mysticisme et de symbolisme, la philosophie chrétienne reliait les maladies aux malaises de l’âme et soutenait que l’esprit et le corps allaient de pair.
Ce mal inconnu ne pouvait être que la Justice de Dieu punissant ceux qui ont démérité. Pour tenter de guérir, il était préférable de demander la guérison au Tout-Puissant courroucé par un intermédiaire estimé, un saint intercesseur. Saint Antoine ermite fut choisi comme patron de l’ordre hospitalier des Antonins, parce qu’il avait résisté au feu des tentations, comme les malades devaient faire face au feu sacré. En plus du remède spirituel, dont le Saint Vinage faisait partie, les Antonins procuraient aux malades une nourriture saine, des remèdes à base de plantes et, suivant le degré de l’affection, recourraient à la chirurgie.

Saint Vinage

Lorsque les malades arrivaient dans les hôpitaux antonins, les hospitaliers leurs donnaient à boire quelques gouttes de Saint Vinage, boisson faite à base d’un vin qui devait exclusivement provenir des vignes plantées sur la colline, derrière le monastère de l’abbatiale Saint-Antoine en Isère. La recette de ce breuvage étant tombée dans l’oubli, les historiens tentent de lever le mystère.
Ce vin était certainement mis au contact des reliques de Saint Antoine et béni lors de la procession annuelle de l’Ascension.
En lire d’avantage sur les reliques : Saint Antoine l’Ermite.

« Quand on a le plus fort vin de Beaulne ou aultre et que on le jecte parmy le bras dudict sainct, buvez en devant ce que on l’aict jecté et buves en après que on l’aura gecté par ledict  bras  vous  l’aures  beu  bon  et  délitieux  et  après  vous  le  trouverez  fort  aigre  et comme le plus fort vin aigre qu’il seroit possible de trouver. »

Jean de  Tournai 1488 – Transcription Fanny Blanchet-Broekaert

Manuscrit

Saint-Antoine-l'Abbaye -1431-1437 - Biblioteca Medicea Laurenziana

 

La possible macération des herbes médicinales qu’on y adjoignait devait se pratiquer entre novembre et le printemps. Quelles étaient les plantes employées ? Le retable d’Issenheim, consacré à Saint Antoine, réalisé par Matthias Grünewald vers 1514 pour la commanderie des Antonins d’Issenheim, nous soufflerait-il  une bribe de réponse ?

grapes pink

Plantes médicinales

Les plantes du Retable d’Issenheim sont représentées à divers endroits . Les plus étudiées, au nombre de quatorze, sont sur le panneau relatant la visite de Saint Antoine à Saint Paul du Désert. D’autres plantes existent autour de Sébastien et Antoine encadrant le crucifix. Beaucoup d’auteurs pensent que ces plantes de la région rhénane étaient médicinales et avaient des effets thérapeutiques. Nous ne savons comment elles étaient utilisées, isolées ou associées, mises ou non dans le Saint Vinage (5).

Classement par ordre alphabétique avec les noms latins de nomenclature internationale par Wolfgang Kühn révisés par le botaniste alsacien Émile Issler

chiendent – Agropyrum repens L
dompte-venin – Vincetoxicum officinale Moench
épeautre – Tricitum  spelta L.
gentiane – Gentiana L (cruciata ?)
lamier blanc – Lamium album L
pavot – Papaver dubrum L. (ou rhoeas ?)
plantain lancéolé ou petit plantain – Plantago lanceolata L.
plantain majeur – Plantago. major L.
renoncule bulbeux – Ranunculus bulbosus L. (ou ne)
souchet blanc – Cyperus  (fuscus?) L
scrofulaire aquatique – Scrofularia aquatica L
trèfle rampant – Trifolium repens L
véronique – Veronica sp (chamaiedrys L)
verveine – Verbena officines L

En plus des 14 plantes, Olivia Speer a noté le lichen (Usnea barbara L), le palmier, sans doute un palmier dattier (Phoenix dactylifera L.), arbre symbole de l’Église, dont on connaît le rôle cicatrisant des dattes, la clématite des haies (Clematis vitalba L.), la vigne sauvage (Vitis Vinifera L..) le figuier (Ficus carica L.) arbre de La connaissance, de la paix, le rosier sans épine, à roses rouges, symbole du Christ et pétales à pouvoir cicatrisant et sur une souche pourrie, un champignon, l’amadouvier (Fomes fomentarius) « qui s’attaque aux arbres vivants sans que l’on ne s’en aperçoive et ne se développe qu’après avoir détruit l’intérieur du tronc (…). bien qu’agréable au goût,  il peut être toxique et est symbole de mort (5).

Gisèle Bricault, suggère qu’entrerait dans la composition du Saint Vinage le radis noir, le pavot, le fragon, le houblon, le millepertuis, le lierre, l’églantier… Ces plantes figurant sur les sculptures des colonnes du triforium, au-dessus de l’abside abbatiale de Saint Antoine en Isère (11).

Practica Chirurgiae

Practica Chirurgiae « La pratique de la chirurgie » vers 1180 - Roger de Salerne - Trinity College Library, Cambridge

Baume de Saint Antoine

Toutes les recettes des remèdes des Antonins ne sont pas perdues, il en a été redécouverte une, par  Elisabeth Clémentz, le baume de Saint Antoine. Retrouvée, en 1992, dans un registre des années 1726, voici la formule qualitative et quantitative de cet onguent :

« Dans un mélange de quatre livres d’un excipient indéterminé, de quatre livres de suif, quatre livres de saindoux, quatre livres de poix blanche, quatre onces de cire jaune, deux onces de térébenthine, trois quart de livre d’huile d’olive, sont incorporés : deux onces de vert-de-gris (hydrocarbonate de cuivre), puis un décocté exprimé préparé avec six poignées de chacune des plantes suivantes : feuilles de choux, de noyer, de bette, de laitue, des deux sortes de plantain, de sureau, de sanicle, de tussilage, de joubarbe, d’orties, de ronces avec leurs sommités. » L’auteur a relevé des propriétés anti-inflammatoires, vulnéraires, antiseptiques, cicatrisantes, parmi les composants de ce baume et ses possibles applications, dans le traitement des ulcères par exemple. On ignore à quelle époque ce baume a fait son apparition (2).

Thériaque

En plus du pain dépourvu de l’agent toxique et du Saint Vinage, les hôpitaux antonins disposaient de la thériaque , dont un des composants majeurs, l’opium, avait une vertu antalgique. On sait aussi que les monastères devaient entretenir un jardin des simples, avec un herboriste jouant le rôle d’apothicaire.

En savoir plus sur la thériaque :

Thériaque, thèse – M. Welfringer  lire

Thériaque, publication – B. Bonnemain  lire

Thériaque, publication – F. Chast  lire

 

Amputation

Lorsque la maladie était trop avancée, il fallait recourir à l’amputation.

Contrairement aux idées reçues, la période médiévale était riche et innovante. Médecine et chirurgie étaient enseignées dans les mêmes écoles. La plupart des médecins et chirurgiens étaient membres du clergé jusqu’au XIIe siècle où deux conciles successifs de l’Eglise interdirent aux prêtres d’exercer la chirurgie, ce qui conduira des professions comme les arracheurs de dents, les marchands forains ou les barbiers à réaliser des interventions de petite chirurgie.

Hans von Gœrdorff

Amputation de la jambe réalisée par Hans von Gœrdorff à l'hôpital des Antonins à Strasbourg - 1527 - Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg

Par conséquent l’amputation était pratiquée, dans les hôpitaux antonins, par des chirurgiens exclusivement laïcs. Ceux-ci ont en général bonne réputation. Hans von Gersdorff opérant pour les Antonins de Strasbourg, fut auteur en 1517 d’un ouvrage à succès, le Feldbuch der Wundtartzney, manuel de chirurgie militaire. Gutenberg et l’imprimerie inventés dans la même ville quelques décennies avant durent contribuer à l’essor. Il décrit par le menu  sa technique d’amputation et révèle comment il anesthésie ses malades en utilisant une potion  à base d’opium, de suc de morelle, de jusquiame, de mandragore, de lierre, de cigüe, de graine de laitue dont on imprègne une éponge que l’on fait respirer ou que l’on introduit dans les narines du malade (9).

La réputation d’excellence des soins pratiqués dans les établissements des clercs fut telle que les papes s’attachèrent leur services. En 1253, Innocent IV les chargea de constituer un hôpital ambulant pour le suivre dans ses déplacements

VIE DES MALADES

Les hôpitaux des Antonins sont des petites unités médicales. On n’y soigne qu’une seule maladie : l’ergotisme, même si sous cette dénomination on incluait toute forme de gangrène ! Avant d’être soigné  dans l’hôpital, le souffrant devait se soumettre à l’avis d’une commission, incluant quelques malades déjà admis, qui statuait sur son cas. Il était invité alors invité à jurer obéissance à l’ordre, à s’engager à vivre pieusement et à partager les temps liturgiques et de prière.

Le patient était vêtu correctement d’un costume  taillé dans une étoffe bon marché assorti d’un capuchon noir pour les hommes et d’un fichu blanc pour les femmes. Bien que l’ordre était uniquement masculin à sa création, les femmes furent admises par la suite et traité à pied d’égalité avec les hommes.

La nourriture, viande, harengs, pain non frelaté, vin… était plutôt riche. La qualité de l’alimentation était déterminante dans les guérisons, ainsi que la quantité et les fameux cochons( lien)  élevés par les moines y étaient pour beaucoup ! 

 

Jérôme Bosch

L'homme arbre -1505 - Vienne, musée Albertina

Lorsque l’amputation était nécessaire, les membres tranchés auraient été conservés et exposés sur les murs de l’hospice auquel ils faisaient ainsi une réclame d’un genre un peu particulier. Au décès du malade, on prendra soin de glisser les membres dans le cercueil du malheureux afin qu’il accède entier au paradis.

Véronique BARTELMANN

Illustration d’en-tête : Practica Chirurgiae « La pratique de la chirurgie » vers 1180 – Roger de Salerne  – Trinity College Library, Cambridge

1- Les plantes du Retable d’Issenheim  –  Robert Linder

2- Le baume de Saint Antoine au XVIIIe siècle  –  Elisabeth Clémentz

3- Les Antonins d’Issenheim, essor et dérive d’une vocation hospitalière à la lumière du temporel  –  Pierre Bachoffner

4- Le passage à Saint-Antoine-en-Viennois : le sanctuaire dauphinois et les pèlerins en route vers Saint-Jacques-de-Compostelle au XVe siècle  –  Julie Dhondt

5- Les plantes du Retable d’Issenheim  –  Louis-Paul Fischer, Francis Trépardoux, Régine V’érilhac et Véronique Cossu-Ferrà Fischer

7- Substances hallucinogènes et psychédélisme dans l’art et la civilisation  –  Jacques Pothier

8- Les Antonins, un ordre hospitalier présent pendant plus de six siècles, dans toutes les grandes villes d’Europe !  –  Michel Besson

9- Sur les traces des Antonins et du Retable d’Issenheim  –  Gabriel Braeuner

10- Le feu Saint-Antoine ou ergotisme gangreneux et son iconographie médiévale  &  La chirurgie des Antonins alsaciens d’après le Feldtbuch de Hans von Gersdorf – Jacques Battin

11- Le traitement de la maladie du mal des ardents ou feu de Saint Antoine par les religieux hospitaliers de l’ordre de Saint Antoine :  le Saint Vinage  –  Gisèle Bricault

12- La chirurgie au Moyen-Age – Scalpel et Matula – Jocelyne Warnesson

13- Histoire des chirurgiens, des barbiers et des barbiers-chirurgiens – Medarus – Jean-Yves Gourdol