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Création de l’épicerie Thomé de Sainte-Croix en 1912

En 2006, j’ai choisi d’habiter Sainte-Croix, le village de mes grands-parents paternels, où j’y ai fait restaurer une habitation dans une des parties qu’occupaient mes ancêtres.
Hors, il se trouve que la chambre qui donne sur la terrasse avec les 3 marches était « L’Épicerie » que tenait la grand-mère maternelle de mon papa. Quelques rares habitants s’en souviennent encore ! Je vais vous raconter…..

Un peu avant 1912, Marie-Madeleine (née Aubert en 1868) originaire de Monclar-sur-Gervane, et Jean-Baptiste Thomé son époux (né en 1864), originaire d’Aurel, habitaient Tourette sur la route de Vachères en Quint (ou résident en 2020 Mr et Mme Wartena).

C’était une petite propriété. Mon aïeul allait travailler tous les hivers à l’usine de soie à Sainte-Croix que l’on appelait « La Fabrique». Il fallait dessabler «  la roue à pêche » ( ou ‘roue de pêche’ , ‘roue à augets’ ) alimentée par un canal qui venait de La Sûre. Mais comme il devait travailler dans l’eau très froide…. Il est alors tombé malade… Ne pouvant subvenir à sa famille, c’est là que Mme Thomé (maîtresse femme parait-il) eut l’idée d’acheter un gros morceau de gruyère qu’elle détaillait ensuite aux gens du village. A cette époque il était courant qu’une personne fasse venir un produit qu’ensuite elle détaillait aux voisins. Madame Lagier habitant en haut du village vendait du vinaigre (souvenir de mon père Robert Bellier) et, de la « Toile Souveraine » par morceaux ! (souvenir de mon oncle Michel). On l’utilisait pour mettre sur les plaies qui ne guérissaient pas. 1-

Un courrier de Juin 1912 d’un Établissements Alimentaires RUIZAND frères et René SALLES de Crest annonce l’avis de passage par le train de leur Voyageur Mr. Noel Boisset pour venir « INSTALLER LE MAGASIN ». Nous pouvons donc dater « le début » de ce commerce à Sainte-Croix avec précision. 

Dans l’épicerie, la porte (d’origine) sur la droite permettait d’accéder à la pièce de vie par des escaliers. Mais comment être averti quand le client rentrait ?… Heureusement, Georges Leclanché avait breveté « la Pile Leclanché » en 1866 et mis au point en 1867 la première pile au dioxyde de manganèse.
Ainsi mes astucieux ancêtres se sont servis de cette découverte pour fabriquer « leur propre pile » système D… Quand un client ouvrait la porte de l’épicerie, il mettait en contact deux lames en cuivre qui actionnaient la sonnette. 
Mon père et mon oncle se rappellent avoir entendu parler de 3 ou 4 bocaux de sulfate d’ammoniaque placés sur une étagère à droite de l’entrée, dans lesquels se trouvait une bougie en céramique poreuse et du charbon. 2 fils reliés l’un à la porte et l’autre à la sonnette avec suffisamment de voltage faisaient retentir la sonnette !

Son mari Jean-Baptiste continuait à s’occuper de la petite propriété à Tourette, et entre autres d’une vache. Ils ne buvaient que le petit lait car le beurre…… c’était pour vendre ! …

Quand il rentrait retrouver sa femme, de temps en temps, de Tourette à Sainte-Croix, « on l’entendait arriver de loin ! » d’après Amédé Grangeron car il se déplaçait en Vélocipède (très grande roue devant avec pédales et petite roue derrière). Cet engin ne passait pas inaperçu, cerclé de fer… sur les chemins de l’époque … !!! Ce vélocipède, c’est Ludovic Aubert, très bon forgeron reconnu comme artiste dans son travail, qui l’avait fabriqué. 

Au fur et à mesure, l’épicerie prenait de l’ampleur. Elle desservait les environ, la vallée de Quint jusqu’à Pontaix. Quelques fois des clientes s’arrêtaient, empruntaient le chemin de la famille Monier (non clôturé à l’époque, permettant l’accès à la fontaine de « Fon rosa »), pour dire bonjour en laissant leur vélo sur le bas-côté de la route de Saint-Julien. Elles buvaient du café ou, mangeaient parfois un morceau…

Même après la fermeture de l’épicerie, cela a continué. Mme Raillon de Vachères-en-Quint venait souvent dire bonjour à ma grand-mère Ida Bellier qui continuait à aider son papa à tenir l’épicerie, suite à la disparition de sa maman âgée de 61 ans ! Et, même après…

Jean-Baptiste Thomé a vendu le stock de l’épicerie dans l’année 1933 à son neveu Aubert en bas, (ou habitait Irène Laudet) au carrefour de la route de St Julien et de la route qui traverse le village, pour une somme dérisoire… Année de la fin de l’histoire car il n’y a plus rien d’écrit dans les cahiers !

C’est en 1935, qu’il est parti rejoindre sa femme dix ans après…

Étant petite, je venais dans cette épicerie Aubert avec ma sœur, acheter des bonbons à 1 centime (des anciens francs). Je me rappelle du tintement de la sonnette de la porte d’entrée! C’est seulement en décidant d’écrire cet article que j’ai « plongé » dans cette caisse poussiéreuse chargée d’histoire ! J’y ai retrouvé des documents inattendus, et, entre autre des cahiers de ventes journalières, de caisses et une petite partie des comptes clients.
Curieuse et amusée, c’est ainsi que j’ai pris connaissance de ce patrimoine familial ! Merci à mon père 88 ans et mon oncle Michel, bientôt 85 ans, pour leurs précieux renseignements. (N.D.W. âges au moment de l’écriture de cet article, soit juin 2016)

J’ai découvert page après page les marchandises que notre aïeule vendait aux familles, qui, a cette époque, faisaient souvent marquer et payaient … « quand l’argent rentrait » !
Je dois vous avouer qu’à mon grand étonnement, en ouvrant les livres de comptes ….. « il y a encore vos ancêtres qui ont une ardoise ! »……. Mais rassurez-vous, dormez en paix !… Il y a  « prescription » ! ….

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Marie-Madeleine achetait des bonbons « la Pie qui Chante » ( encore d’actualité !) à un représentant de commerce. Elle vendait même de « la Piquette ». Ce breuvage se faisait avec du sucre et de l’eau que l’on rajoutait dans la cuve d’où l’on venait de tirer le vin (rapporté par mon oncle). On pouvait acheter des «surprises »… de la viande de chèvre, qui n’avait pas eu de chevreaux !…

Et, en parcourant les quelques factures, quelle ne fut pas ma surprise de constater le nombre de fournisseurs !! Mais comment s’y prenait-elle pour tout « caser »  dans une pièce d’environ 23 m² ?

J’ai pu comptabiliser 15 fournisseurs avec les seules enveloppes de la caisse. Mais je n’ai pas feuilleté toutes les factures reliées (avec de la bonne ficelle). Voici donc quelques exemples de fournisseurs , liste non exhaustive :

Farges de Thiezac – fromage
Denrées Coloniales Louis Combe – morue, eau de fleur d’oranger
Mercerie Bonneterie Ditisheim  – bas, fil chinois
Giliberts Tezier – pâtes alimentaires
Henri Martel  – salaisons, conserves
Magasin de la Tour Crest  – malt, vermicelles, coquillettes
Comptoir Général de l’Espadrille  – sandales Régum
Chocolat Castan 
Biscuiterie confiserie Usclat et Romieu 
Sté Géo – saucissons
Sté Le Gourmet – jambon
Entrepôts Généraux du Sud Est – café, végétaline, sucre, petits beurre, pieds paquets, lessive Chaix, gruyère trèfle
Confiserie des Alpes  – petits caramels, lait poudrés, Montplaisir, dragées blanches, grosses bombes espagnoles, bois réglisse Ankara
Chocolat Pupier – pupier bleu, paquets brabant au lait, bâtons Le Provençal
Lantheaume  Blain  – faïence populaire cristaux, casseroles, terrines, vases de nuit, verres de lampes

La caisse est refermée … avec tous les souvenirs qu’elle a fait revivre et découvrir pour les générations qui suivent.
Qu’est devenue cette pièce ? …
Elle a servi un temps pour l’élevage de vers à soie ce qui se pratiquait bien à l’époque… Il y avait également un extracteur à miel pour les besoins de la famille.
C’est aussi la pièce que mes parents jeunes mariés (mai 1952), ont habitée, en transformant l’accès à l’autre pièce, en placard… Quelques mois après je montrais mon bout de nez à Die à l’hôpital.
J’y ai dormi plus tard…. l’année des premiers pas sur la lune 1969 ! Quel contraste ! L’un sur la lune, et moi qui découvrait un matelas’ bruyant’ en feuilles de maïs ! En 2006 l’Ancienne Epicerie est devenue ma 2ème chambre, chargée d’histoires, et d’anecdotes !

Francine BELLIER,  « Profitons de nos Anciens pour « Récolter » pendant qu’il en est encore temps ! »  feuilles de Quint n°24
sauf ♣ N.D.W.

ANNEXES

Toile Souveraine

Aussi appelé « Toile Miraculeuse » ou « Toile de l’Abbé Eugène Bertrand »

La « Toile Souveraine » est la version vosgienne du sparadrap de Nuremberg ou de l’onguent de la mère Thècle que l’on retrouve dans toutes les pharmacopées du milieu du XXe S. Elle a été formulée par l’Abbé Eugène Bertrand dans le souhait de venir en aide aux souffrants, proposant un remède peu onéreux à la portée des miséreux de Certilleux, sa paroisse,  où il vécut de 1892 jusqu’à sa mort en 1946. 

Il aura l’idée d’appliquer sur une toile, une pommade cicatrisante dont son père lui confia le secret de fabrication, puis il l’aurait améliorée en ajoutant du baume du Pérou. A l’origine, la recette était détenue par les moines de l’abbaye de Morimond, aujourd’hui disparue, qui la transmirent à leur jardinier, le papa d’Eugène. Sa réputation s’étendra à tout le pays. L’Abbé commercialisa le remède (à très bas prix, par charité) pendant plusieurs décennies jusqu’à sa mort.

La Toile Miraculeuse sera ensuite produite par une entreprise familiale, les Établissements Husson à Blevaincourt par Rozières-sur-Mouzon, les neveux de l’Abbé, qui continuèrent l’exploitation. En 1981 sa production et à sa commercialisation fut arrêtée, en effet, le principe actif du pansement, à base de plomb, était au cœur de la controverse : il avait notamment empoisonné des nourrissons dont les mères soignaient les gerçures de leurs seins avec la Toile.
La toxicité du plomb sera mise en évidence au cours du XXème S. (La lotion blanche de la Roche Posay sera retirée de la commercialisation en 1989.)  Il se stocke dans l’organisme, notamment dans les os, d’où il peut être libéré dans le sang, des dizaines d’années plus tard. A fortes doses, il peut conduire à des encéphalopathies, des neuropathies et au décès chez l’adulte et chez l’enfant.

Composition de la Toile Miraculeuse * pour 100 grammes de masse :

– 20 grammes de minium de plomb

– 38,5 grammes d’huile d’arachide

– 2,35 grammes de térébenthine de Bordeaux

– 1,12 gramme de térébenthine de Venise

– 38,03 grammes de colophane

Préparation en plusieurs étapes :

1 –  on faisait chauffer l’huile dans un récipient émaillé

2-  au début de l’ébullition, on versait doucement le minium en agitant constamment avec une spatule en bois

3-  au moment de la formation des bulles ( de la taille d’une lentille), le mélange montait et on le retirait alors du feu et on ajoutait la résine

4- on laissait la température diminuer un peu avant de l’étaler

* Composition et méthode de fabrication suite à l’analyse de Monsieur Le Professeur Martin, de la Faculté des Sciences Pharmaceutiques et Biologiques de Nancy

Sandales Regum

Les sandales Regum, sandales en toile sur une semelle en caoutchouc furent inventées dans les années 1930 au Pays Basque, pays des espadrilles, où elles étaient déjà portées au Moyen-Age.
Durant la Guerre d’Espagne, comme on manquait de tout, les femmes catalanes fabriquaient les espadrilles à la maison avec une semelle à base de caoutchouc issu de la découpe de pneus de voiture et le reste tissé au crochet ou fixé au pied par des ficelles, une sorte d’abarka (soulier souple traditionnel basque)  de fortune.

René Elissabide né le 3 mars 1889 à Mauléon-Licharre, au pied des Pyrénées, s’en inspire. Il était alors représentant en farine pour la minoterie de sa tante et … infatigable touche-à-tout. Il travaille dans de nombreux domaines et dépose une soixantaine de brevets , produit des chaussettes en laine des Pyrénées, des produits insecticides ou vétérinaires. Il crée un apéritif (le Retap), et durant la guerre un savon (le Devor) à base de résine des Landes, de sciure et de soude caustique. Des wagons remplis de ce savon quittent alors Mauléon. 

Les sandales adaptées et améliorées avec l’aide de Mr Giraudier technicien en caoutchouc,  feront vite des adeptes. Le nom Régum est un mot-valise composé de « Re », les initiales de René Elissabide et « gum » rappelant la semelle de caoutchouc. 

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L’inventeur, industriel ne s’arrête pas là, après guerre, de retour d’un voyage d’études aux Etats-Unis,  il créé dans l’usine Bomba-Norby,  une chaussure qui deviendra célèbre. En effet il imagine un brodequin de toile, léger mais très résistant, apte à une utilisation intensive. Quelque chose entre la sandale de jute et la très grosse chaussure de montagne.  Il invente ainsi, une chaussure en toile souple, à tige montante et à épaisse semelle crantée, la Pataugas ! Chaussure portée par le randonneur,  le chasseur , le  pêcheur et les fantassins d’Indochine  et d’Algérie. 

Il y a deux hypothèses sur l’origine du nom de Pataugas. Le nom viendrait d’un employé de la fabrique qui jugeait que «ces chaussures sont très bonnes pour patauger dans les flaques» ou bien de «pâte à gaz», car sur les premières chaussures, le caoutchouc était collé au soulier en le passant sur un réchaud à gaz.

Chocolat Pupier

En 1860, Jean-Louis Pupier, installe rue du Bas-Vernay à Saint-Etienne, la première chocolaterie entièrement à  vapeur. Elle porte le nom de « Chocolaterie Spéciale du Commerce ». Perfectionnant sans cesse ses installations (moulins à  cacao, broyeuses de fèves automatiques…) Jean-Louis Pupier fait prendre un nouvel essor au chocolat stéphanois et inaugure dans ce secteur la production industrielle. Il construit une nouvelle usine rue Désiré Claude et ouvre une boutique  Place du Peuple. 

Suite à la victoire de la bataille de Malakoff  ( guerre de Crimée, 1853-1856), où le 8 septembre 1855 le général de division Mac-Mahon s’empara de la tour Malakoff, qui surplombait la citadelle de Sébastopol, Napoléon III demanda à Jean-Louis Pupier de créer une confiserie pour rendre hommage aux vainqueurs. Ainsi serait née, en 1855, la célèbre barre de chocolat Malakoff, chocolat fondant aux éclats de noisettes, emballé dans un papier doré. Dans la vitrine du magasin de la place du Peuple, trônait d’ailleurs une immense tour confectionnée avec des Malakoffs. 

En 1895 Joseph qui succède à son père Jean-Louis élargit la distribution et entreprend début 1910 la construction d’une usine rue des Passementiers achevée en 1914. Pendant la guerre la Croix Rouge pourra disposer de cette usine pour y soigner jusqu’à 3000 blessés. La production quant à elle se poursuivra dans l’ancienne usine. 

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En 1929, deuxième chocolaterie en France derrière Menier, sa production dépasse les 30000 kg/jour. Puis l’activité de Pupier décline après la 2ème guerre mondiale. Pupier est alors absorbé par les Ets Jacquemaire de Villefranche. Celle qui était devenue la deuxième chocolaterie de France, disparaît alors pour renaître en 1981 grâce au groupe CEMOI.
La chocolaterie est démolie en mars 1994.

Véronique BARTELMANN : annexes et sources

1- Usages et mésusages du plomb : Xavier Bauer, Le plomb en application externe : usages, mésusages et dangers . In: Revue d’histoire de la pharmacie, 91ᵉ année, n°340, 2003. pp. 667-668 – Labrude Pierre
Le plomb en application externe: usages, mésusages et dangers. Sciences du Vivant, [q-bio]. 2002. hal-01738965 – Thèse Xavier Bauer 

2- Museum Sybodo à Innsbruck, Medizinische Instrumente und Geräte der Krankenpflege, Saignée blanche (2)

3- Le plomb en dermatologie et en cosmétique, au fil du temps – Michel Duc et Xavier Bauer

4- Commune de Certilleux,  l’Abbé Bertrand

5- Wikipedia, la Toile Miraculeuse

6- Pataugas lâche les Basques. In: l’Express publié le 29-06-1995 – Abescat Bruno

7- René Elissabide, un génial inventeur souletin – Association   Ikerzaleak, Maison   du Patrimoine, 64130 Mauléon Licharre

8- Rêves de fèves – Forez Info

9- Les boîtes racontent, Cacao (vous prendrez bien encore une tasse !), Cacao Pupier – Alain

10- Le saviez-vous ? Le chocolat Malakoff : une friandise au goût de victoire  – C. Bobbera, Ministère des Armée